Plus que jamais nous sommes dans un monde qui donne peu de place à l’errance. On parle de ce qu’on fait, pendant nos vacances, pendant nos week-ends, pendant nos semaines. On se définit par notre travail et nos hobbys. Mais rarement on valorise les moments où nos pensées s’égarent, où nos actions ne poursuivent aucun but but précis.
Dans le milieu évangélique où j’ai grandi, on ne parlait pas non plus de l’errance. Ou alors systématiquement au passé. « Avant je ne savais pas où j’allais, puis j’ai rencontré Jésus et il a a donné un sens à ma vie ». J’ai du entendre ce genre de témoignages des centaines de fois. Toujours la même structure : point de départ où la personne se pense heureuse, l’errance et la délivrance. L’errance y était souvent vu comme un mal présent car la personne ne connaissait pas Dieu. Ce genre de témoignages a fait naître deux idées en moi, dont j’ai eu particulièrement de peine à me débarrasser : l’errance est une conséquence de mauvaises actions ou décisions, et elle disparaît si l’on suit Dieu et ses principes. Je m’en suis donc souvent voulu lorsque j’ai eu des passages à vide où le sens de ma vie me semblait peu clair.
Dans les jeux vidéos non plus, on ne laisse pas vraiment de place à l’errance. Du moins, pas dans les AAA (jeux produits par des gros studios). Ça m’a particulièrement frappé en enchaînant Horizon Forbidden West, Hogwart Legacy et Ghost of Tsushima. Moi qui adore explorer dans les jeux, j’ai été ravie de découvrir l’immensité de leur carte. Et pourtant, j’ai vite déchanté. On n’explore pas le monde, on suit les marqueurs de quêtes, on se dirige vers les points d’intérêts. Quand on va quelque part, c’est pour achever quelque chose. Comme si le jeu redoutait absolument que le joueur se sente perdu, ne serait-ce qu’une minute.
Je me suis demandée pourquoi je retrouvais ce même rejet de l’errance dans des contextes aussi différents que des églises évangéliques et des jeux-vidéos. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que notre culture occidentale y joue beaucoup : celle où la productivité est prônée au dessus de tout. Chaque personne doit être la plus active possible. Les moments de vide, comme les vacances ou les week-ends, doivent servir à se reposer, pour être davantage productif après. Et encore, on ressent tout de même le besoin de prouver aux autres qu’on en a bien profiter. Gâcher ce temps serait déplorable. Face à cette pression constante, il est difficile de se donner le droit d’errer. De ne pas culpabiliser quand ça nous arrive.
S’il était important pour moi de traiter la question de l’errance, c’est car je suis quelqu’un qui y est assez naturellement exposé. Je sais que par ma façon d’être, je passerai régulièrement par des moments de creux, où je me sentirai peu productive et ne poursuivrai pas d’objectifs particuliers. Ce sont des périodes qui ne sont pas forcément agréables en soi, et qui deviennent encore pires si l’on se sent coupable de les vivre. C’est pourquoi il est primordial pour moi de valoriser ces moments d’errance. De ne pas les percevoir comme un échec ou une perte de temps.
En faisant quelques recherche sur l’errance et ses bienfaits, je suis tombée sur l’article Le thème de l« errance » appliqué à la vie spirituelle et théologique « La vérité sans la recherche de la vérité n’est que la moitié de la vérité. » A. Vinet, 1842 de Philippe Formont1, que je vous invite volontiers à lire. Il y décrit l’errance comme un mode de pensée, où l’on ne cherche pas à atteindre une destination ni à achever quelque chose, et où l’on est pleinement dans « l’être ». Selon lui, cette posture permet de s’affranchir de dogmes.
« Le théologien errant, c’est celui qui sait qu’on ne possède pas la vérité sur les questions religieuses. […] Il n’hésite pas à discuter et cela sans condamner les propositions théologiques. ».
L’errance, c’est donc aussi un moyen de ne pas être figé, ni obnubilé par l’envie d’atteindre un résultat. Elle permet d’accepter les doutes et les questionnements.
Je suis donc convaincue que l’errance possède des bienfaits. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il il est vraiment possible d’errer constamment. Peut-on imaginer un jeu vidéo sans aucune quête ? Ni même des objectifs que l’on se serait poser soi-même ? Ça me parait quelque peu compromis. Selon moi, l’errance est bénéfique quand elle est épisodique. Elle permet alors de prendre du recul sur notre vie, de passer du « faire » à « l’être ». De ne pas se sentir écrasé par un impératif de productivité. De prendre le temps de ramasser quelques chardons avant d’aller sauver Bordeciel du terrible Alduin. Avec cette perspective, je me sens un peu plus prête à accepter quelques moments d’errance.
FORMONT, Philippe, 2014. « Le thème de l’« errance » appliqué à la vie spirituelle et théologique « La vérité sans la recherche de la vérité n’est que la moitié de la vérité. » A. Vinet, 1842 ». Evangile et liberté [en ligne]. Mai 2014. Vol. 279. [Consulté le 12 juin 2023]. Disponible à l’adresse : https://www.evangile-et-liberte.net/2014/05/le-theme-de-l-errance-applique-a-la-vie-spirituelle-et-theologique/ ↩︎