Récemment, confinement oblige, je me suis découvert un nouveau plaisir : les lives Twitch (contenus diffusés en direct sur ladite plateforme en ligne). Ça a été un bon (et étrange, il faut bien l’avouer) moyen de palier à la distanciation d’avec mes proches, puisque ce format de stream en direct et d’interaction via le chat donne une impression certaine de proximité avec le·a streameur·se. On pourrait disserter sur les mécanismes psychologiques qui se cachent derrière cette impression, mais là n’est pas mon sujet (navrée si vous êtes déçu·e, mais je crois tout de même pouvoir intéresser avec la suite!).
En effet, s’il y a un mécanisme que j’ai découvert avec les lives Twitch, c’est le ban. Lors des lives d’Antoine Daniel, l’ancien Seigneur de Youtube ayant depuis migré sur la plateforme de stream, un avertissement revient souvent : « Pas de backseat ou de vu ! sinon c’est le ban » — cela signifie que les viewers aidant trop le streamer via le chat gâchent l’expérience de jeu de ce dernier et sont donc banni·e·s de la chaîne. C’est un mode de fonctionnement a priori sévère, mais qui a le mérite de poser un cadre clair et de permettre à toustes de profiter du moment. Rares sont donc les contrevenant·e·s à la règle, car le jeu n’en vaut pas la chandelle (même si le ban n’est pas nécessairement définitif — un peu comme quand Peter Pan bannit à vie Clochette après qu’elle a tenté de faire tuer Wendy, mais adoucit la peine à une semaine quand Wendy lui reproche sa dureté).
Cette règle du ban en cas de débordement, je l’ai vite assimilée dans ma pratique de spectatrice de stream, car elle parait juste et reste discrète, simplement rappelée en début de partie.
Les transitions ça n’est pas mon fort, alors parlons féminisme, voulez-vous bien ? (On va retomber sur nos pattes dans un moment, vous verrez, ça sera super).
Sur l’échelle de ma presque trentaine, cela fait finalement peu de temps que ce sujet est central à ma vie, entre l’aspect politique et social et l’aspect plus personnel (body positivity entre autres), et j’imagine que cela est en partie due à la vague #metoo qui a ouvert les yeux de pas mal de monde sur le sexisme systémique qu’inflige le patriarcat. Ainsi, de fil en aiguille, la convergence des luttes est devenue essentielle à ma compréhension du monde : féminisme, anti-racisme, militantisme lgbt, anti-capitalisme, écologie, c’est un tout qui vise à un vivre-ensemble harmonieux et juste, des humains entre eux et des humains avec la Création toute entière.
Ce que je remarque dans ces diverses luttes, c’est l’enjeu autour de la prise de parole. Avec le #metoo, on avait parlé de libération de la parole: des femmes disaient enfin les injustices et violences subies en raison de leur genre. Et à présent, on n’imagine plus lutter pour une cause sans avant tout donner la parole et laisser la place aux personnes concernées, qu’elles soient trans ou racisées.
Avec les réseaux sociaux, la parole prend des proportions inédites, puisque n’importe qui peut voir ses propos relayés, retwittés, partagés, commentés, bref. Pour un mouvement comme #BlackLivesMatter, ce phénomène a été bénéfique ; nombres de personnes, dont moi, ont pu s’instruire sur les problématiques liées au racisme dont elles ignoraient tout auparavant.
Mais par d’autres aspects, cette diffusion de la parole, et sa quasi-immortalité sur internet, amène son lot d’écueils. L’un des récifs qui me parait le plus saillant est celui de la cancel culture. Cet anglicisme (littéralement « culture de l’annulation ») désigne, dans les milieux militants, une manière de traiter des personnes ayant tenus des propos ou accomplis des actes considérés comme problématiques (racistes, transphobes, pas du bon bord politique, etc) : puisqu’on applique la « présomption de culpabilité », il est recommandé de ne plus les écouter ou de leur prêter attention, on leur rappelle systématiquement leur faux pas pour les décrédibiliser, iels passent sans demi-mesure dans le camp des méchants, iels se retrouvent progressivement isolé·e·s car être bienveillant·e envers elleux signifie être dans ce même mauvais camp. Cela se passe souvent au sein de sa propre communauté militante.
Pour faire court, finalement, c’est une sorte de ban IRL.
Et ça, de mon point de vue de chrétienne, ça me pose un problème. Et même plusieurs problèmes.
Premièrement, et même pas besoin d’être croyant·e pour ça, s’adonner à la cancel culture, c’est supposer qu’une personne ne change pas, ne s’améliore pas, ne grandit pas. Ou alors, et c’est peut-être encore pire, cela signifie lui refuser ce droit.
Fondamentalement, la cancel culture s’enracine dans une vision essentialiste de l’être humain, qui considère que chacun·e est ce qu’iel fait. Tu as tenu des propos racistes, fût-ce par maladresse, donc tu es raciste, et en tant que raciste, tu ne mérites pas qu’on te considère. Tu es canceled, c’est le ban IRL. Or, Jésus n’a jamais fait ce genre d’amalgames, encore moins d’aussi hâtifs amalgames. Face à la femme adultère (Jean 8, 1-11), face à Zachée le publicain voleur (Luc 19, 1-10), Jésus n’a pas fermé la porte. Il ne les a pas canceled, il n’a pas décrété le ban ; non, il a réintégré la personne dans la communauté.
La communauté, deuxièmement, serait accessible seulement à celleux qui en maitrisent parfaitement les codes (tacites, pour la plupart). En effet, dans la cancel culture, point de place pour l’apprentissage, le tâtonnement, l’erreur : au moindre faux pas, c’est le ban. L’isolement mis en place est de plus contagieux, car montrer son soutien à une personne canceled, c’est risquer de l’être à son tour. C’est un peu comme si pour pouvoir aller à l’école, l’enfant devait déjà savoir lire, écrire et compter – sans faute. Alors qu’une communauté, a fortiori chrétienne, permet justement d’apprendre au contact de celleux qui ont plus de connaissance, et l’erreur est occasion d’ajustement, d’approfondissement. Sans cela, à la première dictée ratée, comment l’enfant canceled à cause de son erreur pourra-t-iel jamais apprendre la grammaire et l’orthographe ?
Il s’agit bien d’une mise à mort, symbolique d’une part, sociale de l’autre. En ce cas, dans un monde où l’erreur signifie la mort, fût-elle symbolique, il n’est nul besoin de prison, puisqu’on ne peut purger sa peine. La cancel culture annihile toute possibilité de payer pour ses fautes – elles restent comme gravées sur votre front, et l’on vous les ressortira à chaque fois que vous tenterez d’exprimer une opinion.
Donc, troisièmement (et c’est sans doute le point essentiel), la cancel culture est inadmissible d’un point de vue chrétien car elle n’admet pas le pardon. A cause de cette anthropologie totalitaire, qui ne tient pas compte des multiples nuances d’un être humain, le réduisant à son erreur, on ne peut pas pardonner. Il faut garder rancoeur éternellement envers cellui qui a fauté, sans espérer qu’iel puisse changer. C’est méconnaitre le mécanisme ressourçant du pardon : cellui qui pardonne est libéré de sa blessure (la cicatrice peut demeurer, certes, mais elle n’empêche plus de se remettre en mouvement), et cellui qui est pardonné·e peut en ressentir la puissance transformatrice, et ressentir que son être ne se résume pas à son erreur, qu’iel est bien plus que ça, une potentialité toujours à développer. Je crois que c’est en partie pour nous faire voir cette vérité que le Christ a connu la croix.
Ainsi, pour la chrétienne féministe que je suis, il est impératif de réconcilier ma pratique militante avec l’Evangile. Or, une solution qui fonctionne à merveille pour un microcosme simple comme le sont les lives d’Antoine Daniel — le life ban — n’est absolument pas compatible avec une approche chrétienne des luttes contre quelque oppression que ce soit. Car IRL, les enjeux ne sont pas seulement ludiques ou même artistiques, ce sont avant tout des enjeux humains, et il importe de les aborder avec toute la nuance et la bienveillance nécessaire. Ça ne sera jamais simple, mais – à l’instar de Wendy qui pardonne à celle qui lui voulait du mal – Jésus de Nazareth est là pour nous montrer la voie.